"Mais puisque je vous dit que je l'ai vu ! Croyez-moi, je ne suis pas fou !
- Quand je vous disais que l'alcool ça réussit pas à ces Gelondais!"
La troupe partit d'un rire franc accompagné des bruits de chopes frappées sur les tables. Le premier homme, le gringalet comme l'appellent ses compagnons, était debout, un air horrifié sur le visage.
"L'Ombre était dans le cimetière, je l'ai vue de mes yeux !
- Et moi je suis un mage !" répondit un troisième soldat déclenchant un nouveau rire général.
"Du calme les gars, c'est qu'un petit nouveau, laissez lui le temps de s'habituer au vin. Tu n'étais pas mieux lorsque tu es reparti d'ici la première fois Yven !" lança le tavernier de derrière le comptoir. Yven se rembrunit tandis que ses compagnons lui rappelèrent ses mésaventures alcoolisées. En bons soldats éméchés, ils ne se retinrent pas de le bousculer pour appuyer leurs dires.
"Viens ici jeune homme, dit une voix dans un coin de la taverne, et raconte moi ce que tu as vu."
Le silence se fit dans la pièce tandis que les hommes inspectèrent cette silhouette à laquelle personne n'avait vraiment prêté attention. C'était un homme à la capuche relevée, assis seul à sa table, son gros sac de voyage à ses côtés.
"Tu ne vas quand même pas prêter foi aux racontars du gringalet voyageur ! Il a trop bu, tout au plus il a vu un arbre un peu tordu et a cru le voir bouger quand c'est lui qui s'est écroulé !" s'esclaffa un autre soldat.
La remarque déclencha moins de rires que les précédentes tandis que le gringalet s'approcha de la table, heureux qu'on l'écoute enfin.
"Assieds toi, je me nomme Myrek. Comment t'appelles-tu ?" demanda l'homme en abaissant sa capuche, révélant un visage sans réelle beauté, mais dont les yeux sombres semblaient sonder l'âme du jeune homme.
"Je m'appelle Aro...", "C'est le gringalet, un fils de noble du Domaine de Gelonde. Aujourd'hui il a tué son premier revenant et est encore sous le choc." répondit un homme aux allures d'officier.
"Bien que son efficacité et son utilité restent à prouver sur le champ de bataille, de par sa naissance, sa disparition pourrait nous apporter des ennuis, et les hommes qui ne savent dissocier le réel de l'illusion ne restent pas longtemps parmi les vivants dans cette partie du monde. Alors dis moi étranger, quel est ton intérêt à conforter ce jeune homme dans sa bêtise sachant que cela nuira à ses chances de survie ? "
La salle était silencieuse, la menace à peine voilée de l'officier alourdissait l'air. Le voyageur sourit alors levant ses mains en signe de paix.
"Je ne veux en aucun cas conforter ce jeune homme dans ses croyances, ne vous en faites pas, mais étant un érudit itinérant, je m'intéresse beaucoup au folklore des régions que je traverse, et je n'avais encore jamais entendu parlé d'une "Ombre" dans ce pays, alors je vous en prie, racontez moi." répondit l'homme en sortant de son sac plume, encre et feuillet.
L'officier s'éloigna du comptoir où il était appuyé pour prendre la place du jeune homme qu'il congédia d'un regard. Il s'assit face au voyageur et croisa son regard.
"Ce n'est rien de plus qu'une vieille histoire de paysans apeurés. Vous savez comment sont les environs depuis la guerre de Namas Cintas, infestés de cadavres ambulants et de résidus magiques en tous genres. Les hommes imaginent des choses, les prennent pour réelles, les racontent et en deviennent paranoïaques. Ils assassinent alors leurs voisins, font brûler leurs fermes, tuent leurs femmes et leurs enfants et rejoignent l'armée des morts. Nous avons assez de soucis avec eux pour qu'en plus vous ne répandiez ces sornettes à travers tout le pays." L'officier planta ses yeux dans ceux du voyageur. "Que tous ceux qui m'entendent écoutent. Celui que je prends à raconter ces balivernes à notre ami sera avec le pilori de la place la prochaine attraction du village."
L'officier se leva et retourna au comptoir reprendre sa chope sous le regard de l'étranger. Celui-ci finit rapidement son repas, ramassa ses affaires et disparut au haut de l'escalier après avoir déposé quelques pièces devant le tenancier tandis que la salle se remplissait à nouveau de la clameur des soldats.
Le lendemain, lorsque le tavernier alla inspecter ses chambres, il trouva ouverte la porte de celle que l'étranger avait louée pour la nuit. C'était une petite pièce équipée seulement d'un lit et d'une chaise, mais sur le lit reposait Lymel, un fermier des environs, la trentaine, un peu bourru. Il était apprécié au village, c'est pourquoi quand il y a 5 mois, il était mort dans son lit, il avait pu bénéficier de funérailles correctes pour un paysan. Son corps reposait normalement au cimetière, mais il était là, les entrailles ouvertes, le corps en décomposition.
Le plus étonnant dans cette histoire ne fut pas tant que, malgré l'état du corps, l'odeur si caractéristique de la décomposition était totalement absente. Ce fut plutôt que de tous ceux qui étaient présents ce soir-là, aucun ne se rappela du voyageur encapuchonné, et l'aubergiste jura à l'officier n'avoir pas loué cette chambre depuis plusieurs jours.
L'Ombre fut rapidement blâmée par les villageois.